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Peinture de Djaffar

 Dénoncer les injustices que n’importe quel groupe humain subit est noble en soi. Défendre ses droits est en quelque sorte un devoir envers soi. Mais défendre les droits de l’autre est plus que cela. Ce geste symbolise en fait le degré de conscience de la personne qui le pause. Il est clair que cette personne veut une véritable égalité voire une justice saine pour tout le monde. Ce constat concerne certains hommes qui ont toujours été du côté des combats des femmes. Ils ont écrit des livres, des articles, de la poésie, des chansons pour dénoncer les discriminions que cette moitié de l’humanité subit à travers le monde. La femme kabyle n’a été épargnée par ce fléau des temps révolus. Dans ce texte, Djaffar relate la douleur de cette femme, dénonce la cruauté des traditions et des religions et rend hommage par la même occasion à son courage et à son dévouement, car malgré tout, elle demeure le pilier de la maison berbère.

  La femme kabyle

 Elle n’avait pas de grâces aux houppelandes cérémonielles ni aux produits cosmétiques, elle était née femme. L’école ne la connaissait pas et la religion ne la portait pas au pinacle ; son quotidien était terrible, à croire ses poumons de bronze et inaltérables à force de respirer encore quand les vents mettaient toutes les misères à sa poursuite. Une naissance au féminin était perçue comme un virage défavorable, grave, périlleux pour l’honneur de la famille. Une fille naissait, disait-on, au gré du châtiment attribué par Dieu à sa famille, une sanction venue rappeler aux parents ou aux grands parents leurs méfaits ! Ainsi, elle goûtait au mépris au berceau et le dédain la suivait jusqu’à la tombe. Elle vivait sa courte enfance tachée d’abus, de partialité et d’iniquité. D’ailleurs son enfance lui était déniée une fois l’âge de la tétée dépassé ; elle devait commencer à écouter la mère, la grand-mère, la tante et assimiler leurs enseignements qui conditionnaient plus tard ses mécanismes d’obéissance. A neuf ans, finissait pour elle, les camaraderies et l’unique distraction qui lui était permise : le jeu des osselets. Elle ne connaissait pas l’école, le tablier, le cartable, le cahier, le crayon, la gomme étaient le privilège des garçons.

 Au petit matin, elle rangeait les couvertures qui avaient servies de couche la veille, faisait la vaisselle et balayait la cour. Elle apprenait précocement qu’elle ne devait juger aucune tâche ménagère au-dessus de ses capacités. Avoir faim lui était interdit, elle mangeait les restes des garçons. Elles besognaient pour leur bien-être et grandissait avec la croyance qu’elle leur était inférieure. Elle se devait de rentabiliser son existence par une succession de corvées, de va-et-vient entre la maison et la source, la maison et les champs, de l’aube jusqu’à la fin du jour. A la source, elle y allait tôt le matin approvisionner la famille en eau, elle y apportait des cruches sur la tête ou des jerrycans sur le dos. Elle y retournait le soir laver des kilos de linge.

 A huit heure, elle était déjà au champ, celui de sa famille ou celui des autres, c’est selon. Les autres : les marabouts qui s’étaient imposés en dignitaires parce qu’ils avaient le monopole de la religion ne laissaient jamais leurs femmes œuvrer dans les champs, ils louaient alors la sueur des pauvres. Le travail de la femme pauvre pour les marabouts était plus ardu, il devait être soigneusement exécuté. Son activité ne s’arrêtait qu’au coucher du soleil et à l’heure du déjeuner, elle se contentait de quelques herbes comestibles qu’elle récoltait sur place. Sa rémunération : quelques morceaux de sucre et quelques grammes de café que sirotaient le père, le beau-père, le mari, le frère et le cousin. Au retour, elle traînait sur le dos du bois mort pour le feu du soir. Tous les trajets se faisaient pieds nus, des pieds souvent lacérés par un sol rocailleux qui grillait au soleil ou par les lames du verglas patent quand il neigeait. Quand elle passait dans le village, les yeux dans la glaise, on n’entendait pas sa voix, surtout pas son rire et on ne voyait pas une mèche rebelle quitter son foulard. Tout cela pouvait engendrer des représailles: des coups, l’enfermement définitif ou la répudiation. L’homme qui revenait d’une partie de dominos trouvait le repas tout prêt, il mangeait avec appétit du poivron, des navets, des oignons, de la tomate, de la pomme de terre et la fille se consolait des glands moulus.

 Constamment épiée, elle restait anonyme et discrète, complètement effacée. A quatorze ans, elle était déjà prête à assumer un foyer et à cet âge, elle commençait à inquiéter sérieusement la famille. Il fallait qu’elle se marie car, à dix-huit ans, elle était déjà vielle et laissée pour compte. Promise à son insu, elle était mariée à un homme qu’elle n’avait jamais connu, qu’elle avait peut-être juste aperçu au détour d’une fête. Son beau-père, sa belle-mère et son mari devenaient ses nouveaux maîtres, ils avaient des droits sur elle et elle avait des devoirs précis envers chacun. Elle ne parlait jamais devant le beau-père ni ne mangeait en sa présence et chaque soir, la belle-mère lui indiquait la tâche du lendemain. Elle se gardait de tomber malade et il ne fallait surtout pas qu’elle tarde à procréer; soupçonnée de stérilité, elle était répudiée. La stérilité ne pouvait toucher l’homme !

 Quand la femme enfantait un garçon, on lui faisait porter l’Afzim, la broche d’argent qui marque le bonheur du foyer. Elle était saluée et agréée, Dieu la flattait, son statut était amendé pour quelques temps. On lui servait au lit de la viande et du miel, il fallait qu’elle reprenne des forces et bien s’occuper du garçon. C’est l’héritier, il va perpétuer le nom, clamait la famille. Si elle accouchait d’une fille, on supposait qu’elle portait en elle la calamité. La grisaille gagnait la maison. Ses parents se retrouvaient dans la tourmente et sa belle-famille sombrait dans l’angoisse, l’honneur de la famille était désormais en jeu. Le mari en voulait à sa femme et celle-ci, jetée dans l’écume de la vie, maudissait son ventre. Elle avait droit à un œuf bouilli et à quelques paroles apaisantes de la part des femmes charitables.  » Pourvu que tu te rétablisses « , cette phrase la réconfortait un moment mais ne l’allégeait pas de l’insolence des autres. Si par malheur elle récidivait, elle était surchargée de mépris. Elle était acceptée peut-être mais dénuée de toute dignité, on s’adressait à elle avec irrévérence, elle était conduite comme un mulet avec arrogance et son nom devenait dérision…

 

Djaffar Benmesbah